Le 6 novembre 2024, de 5h à 8h du matin j’ai suivi le travail d’Aurélie et Rémi, boulangers à Lussy-sur-Morges. Reportage pas toujours facile: la boulangerie exigeant des temps de pause, les productions s’entrecroisent… et je ne m’y retrouvais pas toujours ! Il m’a fallu l’aide ultérieure d’Aurélie pour démêler les choses…

Le « moulin Astrié »
La caractéristique du moulin Astrié (du nom de ses inventeurs, Pierre et André Astrié) est de remettre au goût du jour le moulin à meule – alors que l’industrie utilise aujourd’hui des moulins à cylindre – mais en évitant l’écrasement du grain, qui le surchauffe et l’oxyde, et altère du coup sa qualité nutritionnelle. Ce moulin « déroule » la graine : la rotation de la meule amène, progressivement, le grain du centre vers la périphérie en l’écrasant peu à peu avant que les surfaces de pierre, de plus en plus rapprochées et douces, ne conduisent au glissement et à l’évacuation des enveloppes non brisées. Au cours de la même opération, toutes les substances libérées sont intimement mélangées, y compris le germe, malgré sa consistance légèrement grasse et tenace.

Sources : https://www.moulin-astreia.com et https://fermealanoix.ch/moulin/

© Sigfredo Haro

« À deux Pains de là », c’est l’œuvre d’Aurélie Barberis et de son collègue) Rémi. Autrefois, tous deux ont longtemps travaillé ensemble pour une multinationale agroalimentaire ; elle, surtout au labo ou au bureau, armée d’un master en sciences des aliments ; lui plutôt entre deux avions, comme technicien (diplôme d’usinage en commandes numérique, « un métier qui ne veut plus rien dire !»). Leur est venue à tous deux l’envie « de faire quelque chose ». Pas autre chose, non : quelque chose. Quelque chose de bon. Bon pour eux-mêmes ; bon pour leurs familles, les gens autour d’eux ; bon pour la planète, peut-être.

Ils ont commencé par donner des coups de main à l’épicerie voisine, « Le P’tit Frigo ». Puis l’idée est venue, a mûri : créer une boulangerie…

Ils ont été visiter des paysans cultivateurs de céréales bio dans la région – Apples, Allens, Aubonne, Longirod, Le Vaux –, dont ils sont devenus clients. Chacun d’eux produit telles ou telles variétés. Certains ont leur propre petit moulin « Astrié » – une meule de pierre qui conserve le germe de blé complet (voir en colonne de gauche) –, d’autres s’en sont équipés collectivement. Aurélie se fournit aussi au Moulin de Le Vaux (Aubonne), qui produit une gamme de farines bio.

En 2020 le pas était fait ! Aurélie a fait évacuer à ses deux enfants la grande salle de jeux qu’ils occupaient au sous-sol de leur maison familiale. Ils ont cloisonné, installé un premier pétrin, un premier four. Aurélie a diminué son emploi à 50% pour pouvoir commencer le travail, tout en suivant une formation de boulangère en France.
« – Ca faisait trois mi-temps, en somme ?
– C’est à peu près ça…»

Rémi, lui, habite à 7 km de là. Distance qu’il parcourait au début à trottinette ! Maintenant il s’est offert un vélo électrique. Il rencontre régulièrement renards ou sangliers sur la route !


Il est temps de vous montrer le travail en images et en vidéos. Aucun «reportage» n’est complet – notamment parce que les pâtes avaient été préparées la veille – mais de production en production… comme moi, vous finirez sûrement par comprendre un peu ce travail !
Pour chaque production, vous trouverez une vidéo (qui regroupe en général plusieurs étapes de confection), et quelques photos.

Le pain paysan

Et sur cette vidéo, Rémi façonne des miches de pain paysan (photo 1), un peu plus tard les scarifie, les met au four (photo 2)… et les en ressort (photos 3, 4, 5).

La fougace («focaccia»)

Une petite pause gourmande ?… Voici la fougace, version francophone de la fameuse focaccia. De nouveau une vidéo, et ces belles photos montrant avec quel soin Aurélie huile et décore sa pâte…

Boulangers… un métier matinal !

Les deux commencent le travail entre 3 et 4 h du matin. Préparations de toutes sortes, mises au four successives… Les photos et vidéos montrent ce travail (je suis resté de 5h à 8h). A 8h30 soit l’un soit l’autre part livrer : une dizaine de clients dans toute la région et certains marchés, pendant que l’autre prépare les pâtes pour le lendemain. Généralement ils ont terminé vers 14h30. Et ils ont fait le choix de ne pas travailler le dimanche.

Travailler plus ou moins de nuit, c’est dur ?

« Il faut s’adapter », me dit Aurélie ; « c’est comme un skipper sur un voilier : quand tu peux dormir, il faut dormir » complète Rémi. Faire une sieste l’après-midi. Se coucher tôt – vers 21 h.

La vie de famille en a-t-elle souffert ? Non, assure Aurélie : la motivation, la joie au travail est telle que tout l’entourage s’en ressent, malgré les horaires décalés : « même ma famille est beaucoup plus cool maintenant » assure-t-elle. Rémi et elle sont libres une bonne partie de l’après-midi, ça permet des activités en famille (elle a deux enfants de 14 et 11 ans ; Rémi, lui, a un garçon et une fille, tous deux déjà adultes).

Et c’est vrai que tous deux rayonnent d’un bonheur manifeste. Aucune tension, aucune hâte dans leurs gestes, tout est précis, rapide, mais harmonieux et sans violence – ni sur les matières, ni sur les personnes.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans ce travail ?

Aurélie : « Je fais plaisir à des gens en leur donnant à manger bon.» Et puis créer et peaufiner des recettes (Rémi rigole : « elle ne peut pas s’empêcher de les changer tout le temps… Mais comme elle a beaucoup de flair, presque toujours le résultat est excellent !»)

Pour Rémi : « En vieillissant, manger bon et donner à manger bon a pris beaucoup d’importance pour moi. Transformer la matière, les farines, sans bidouiller, sans ajouter des poudres de perlin-pimpin pour corriger ceci-cela. Aussi, comme technicien, optimiser le fonctionnement du four et des autres appareils ».

Et de m’expliquer plus en détail : En boulangerie industrielle, le grain est moulu de manière fractionnée. Le son est ôté – et revendu à part à bon prix ! –, le germe aussi car étant gras, il rend délicate la conservation des farines – et lui aussi se revend cher ! Puis on remet tout ensemble – de la farine d’ici, un peu de son de là, provenances et qualités sont mélangées –, on ajoute du gluten pour que la pâte lève mieux, des stabilisants pour que le résultat soit prévisible, toujours le même…

À l’inverse, ici « on part de farines intégrales ou mi-blanches et on n’ajoute rien de chimique, on s’adapte tous les jours aux farines qu’on travaille, qui peuvent ne pas réagir exactement comme la veille ».

Autre comparaison : dans le monde industriel, à partir du pesage de la farine il suffit de 2 heures pour faire un pain ; ici, c’est environ 20 heures !

Et… qu’est-ce qui vous plaît le moins dans votre travail ?

Éclat de rire d’Aurélie : « la comptabilité, clairement ! Heureusement c’est mon mari qui la fait !»

© Marina Cavazza

Les «lucifettes», des baguettes traditionnelles

Sur cette vidéo de 2’16, une 1ère partie montre Rémi peser les pâtons et les mettre à reposer, tandis qu’Aurélie explique cette opération et sa durée, si variable en fonction de la saison. Une 2e partie, en réalité 30′ plus tard, montre Aurélie reprendre ces masses et en façonner les baguettes, qu’elle dépose pour une nouvelle phase de repos. La 3e partie montre Aurélie disposer enfin les baguettes sur la plaque qui ira au four. Le résultat… le voici !

Parlons un peu des prix…

D’abord le prix des farines : celles de blé, ainsi produites artisanalement à petite échelle, coûtent plus de fr. 3.– le kg, soit de deux à trois fois plus que les farines industrielles. Les farines d’épeautre et d’engrain sont encore deux à trois fois plus chères !

A cela s’ajoutent, pour les spécialités (tresses, viennoiseries) des ingrédients tels que beurre, lait, œufs (« l’autre jour j’ai utilisé 78 œufs pour faire 37 tresses », raconte Rémi), et encore : chocolat, raisins secs et autres fruits, olives et parfois lardons (pour les fougaces)… Et bien sûr l’électricité : le toit est pourvu de panneaux solaires, mais comme les fours tournent surtout la nuit…

Tout ce qui peut être acheté localement, l’est ! Même les machines, produites à l’étranger (il ne s’en fabrique plus en Suisse !) sont achetées à une entreprise régionale. Idem pour les sachets d’emballage, même si là encore les matières utilisées proviennent en partie de l’étranger.

En gros, la farine représente 60 % du prix, le reste 40 %.

Arrive-t-il des « pépins » dans ce travail ?

« Tout le temps !» rigole Aurélie. Il y a les pannes d’appareils (pétrin ou four). Des farines qui posent problème (par exemple de granulométrie irrégulière). Et les coupures de courant !

Les «P’tits choco»

Il s’agit de petits pains au chocolat ; doublement, même : poudre de cacao dans la farine, et éclats de chocolat noir parsemant la pâte.
A peine 10% de sucre, pas de beurre… un petit pain léger, digeste… parfait pour les «récrés» des enfants, par exemple !

La vidéo montre comment Aurélie dégaze la masse sortie du réfrigérateur, puis commence de former les petits pains.

Voici encore quelques photos disparates:

Et quelques dernières vidéos, disparates elles aussi :

  • Aurélie et Rémi façonnent des pains à l’épeautre et à l’engrain. Aurélie explique en quoi ce pain est difficile à confectionner.
  • Aurélie refaçonne des pains de graines, les dispose soigneusement sur la plaque et les glisse au four. Admirez le beau jet de vapeur à cet instant-là !
  • Et enfin, pour votre dessert visuel: la découpe et la mise au four des cookies.

…Voilà, vous savez ce qu’Aurélie et Rémi nous livrent chaque semaine (les mardis, mercredis et vendredis matin) aux P’tits Pois. À vous maintenant de déguster ces délicieux produits…

Textes, photos (sauf mention différente) et vidéos: Philippe Beck
Vous retrouverez la boulangerie «À deux Pains de là» ici: https://adeuxpainsdela.ch/